La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre

20 septembre 2011 – 10 décembre 2011

Programmation cinéma hors-les-murs du BAL au
Cinéma des Cinéastes, Paris

Curatée par Aliocha Imhoff & Kantuta Quiros

Et en parallèle de l’exposition Topographies de la guerre
(curatée par Diane Dufour et Jean-Yves Jouannais) au BAL, Paris.

Pierre-Yves Vandeweerd / Francis Alÿs / Basma Al-Sharif / Marine Hugonnier /  Armin Linke, Francesco Mattuzzi & Decolonizing architecture / Lida Abdul / Louidgi Beltrame / Cyprien Gaillard / John Smith / Renzo Martens / Sean Snyder / Waël Noureddine / Edouard  Beau / Internacional Errorista (Groupe Etcétera) / Jon Thomson & Alison Craighead / Dominic Angerame / Emanuel Licha / Daniel Eisenberg
 
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Lida Abdul, White House, courtesy the artist and Anna Schwartz Gallery

 

Présentée en parallèle de l’exposition Topographies de la guerre, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre1 présente sept séances de projections s’attachant aux nouvelles modalités visuelles de la guerre, à l’interstice entre imaginaires géographiques et politiques de la représentation.
Après le 11 septembre 2001, le géographe canadien Derek Gregory identifiait un « tournant culturel dans l’économie visuelle de l’imaginaire militaire américain », entre culture de la simulation et recours accru de l’état-major aux sciences sociales (anthropologie, ethnographie, linguistique)2. Supposé accroitre et affiner la connaissance du terrain et diminuer la létalité des conflits déclarés au Moyen-Orient et en Asie Centrale, ce tournant culturel arborait une coloration qui se présentait comme « humaniste ». Pourtant, avec ce qu’il qualifiait, à la suite du théoricien postcolonial Edward Saïd, de géographies imaginatives, Gregory identifiait plutôt autant de stratégies qui produisent de la différence culturelle et la transforment en distance irréductible, rendant acceptable et légitime la conduite des conflits. L’espace apparaît ainsi non pas seulement comme une donnée figée, mais comme une construction idéologique dynamique et une fabrique d’altérité ; la géographie révèle alors son usage politico-militaire et, davantage encore, technoculturel.
Une mise à distance qui se fait héritière d’une rupture initiée lors de la première guerre du Golfe, où les visualités de la guerre ont connu une inflation spectaculaire, virtuelle et « télesthésique », comme le faisait remarquer en 1994 le théoricien des médias McKenzie Wark3. La couverture médiatique des guerres est devenue, pour les armées, un paramètre stratégique de première importance, tandis que les conduites réelles des opérations sont invisibilisées. L’émergence du phénomène des journalistes couvrant les guerres, à distance, depuis leur hôtel, diffusant les images fournies par les armées, est décrite par le cinéaste John Smith dans sa série des Hotel diaries.
De nouvelles modélisations du conflit déploient une pensée de l’espace qui trouve dans la stéréoscopie et la cartographie 3D (Armin Linke et Francesco Mattuzzi), la modélisation informatique, l’imagerie téléaérienne (Dominic Angerame), la simulation (Emmanuel Licha) leur modèle théorique, tout en continuant de recourir au plus traditionnel panoramique (Marine Hugonnier). Autant de dispositifs militaires, qui sont de manière co-extensive de nature scopique, tel que le montre l’architecte israélien Eyal Weizman et le collectif Decolonizing architecture qui analysent les architectures militaires israéliennes dans les colonies comme des dispositifs d’urbanisme optique.
En réponse à la fabrique visuelle et spatiale des enjeux stratégiques et de contrôle, certains artistes contemporains explorent, subvertissent et construisent des topographies alternatives, à partir de pratiques de métrique et d’arpentage (Basma Al-Sharif, Francis Alÿs, International Errorista), à la lisière entre land art et actions furtives, suturant les espaces ségrégués.
Dans son essai géopoétique, présenté en avant-première, Territoire perdu, Pierre-Yves Vandeweerd, rend tangibles les imaginaires d’un Sahara occidental aux allures de Désert des Tartares. Une guerre de basse intensité s’y déroule, qui est aussi celle de la guerre froide, sourde et larvée, qui affecte le film architectural de Louidgi Beltrame, Energodar, film du «temps d’après». « Après la catastrophe nucléaire ou après l’utopie architecturale et urbaine. Comme un futur arrivé à sa fin.» (Louidgi Beltrame). Vestiges et persistance des ruines qui informent également les vidéo-performances poétiques de l’artiste afghane Lida Abdul, les guerres fictives de Cyprien Gaillard ou les images latentes du cinéaste américain Daniel Eisenberg qui documente la ville comme machine temporelle, laissant affleurer les stigmates et les présents continués de la post-guerre.
Les jeunes cinéastes Edouard Beau et Waël Noureddine, quant à eux, poursuivent une tradition héroïque de l’image, réactivent et incarnent des figures de journalistes de guerre qui empruntent, pour l’un, les voies du documentaire immersif, pour l’autre, celles de la poésie visuelle, du lyrisme fébrile, tandis que, dans une attitude autoréflexive, qualifiée d’antiphotojournalistique, Sean Snyder et Renzo Martens dissèquent la construction médiatique et épistémologique des conflits militaires.

 

Kantuta Quirós & Aliocha Imhoff / le peuple qui manque

 

1 – Nous empruntons ce titre à l’opus polémique éponyme du géographe et géopoliticien Yves Lacoste, paru en 1976, aux éditions Maspero et réédité en 2008 aux éditions La Découverte.
2 – Lire de Derek Gregory, The colonial present: Afghanistan, Palestine, Iraq (2004, Blackwell Publishers) ; Violent geographies: fear, terror and political violence (2007, New York: Routledge)
3 – McKenzie Wark, Virtual geography : Living with global media events ; Bloomington ; Indiana University Press, 1994