Antiphotojournalisme : stratégies du visible et de l’invisible
Kantuta Quirós & Aliocha Imhoff (article)
in Mutations – Perspectives sur la photographie
Dans son ouvrage Aesthetic Journalism publié en 2009, l’artiste et curateur Alfredo Cramerotti identifiait un tournant journalistique de l’art, récemment déplié par sa remarquable exposition curatée au Quad de Derby (UK) avec Simon Sheikh : All That Fits: The Aesthetics Of Journalism (2011). Une exposition qui s’inscrivait dans une recrudescence de projets curatoriaux interrogeant l’esthétique et l’épistémologie journalistique, telle que l’exposition Antiphotojournalism (Virreina, Barcelone, 2010 ; Foam-Amsterdam, 2011), curatée par Carles Guerra et Thomas Keenan et qui rassemblait sous ce néologisme emprunté à Allan Sekula, des pratiques d’artistes, à la lisière entre photographie, vidéo, installation, mettant en crise des représentations photojournalistiques des guerres, des conflits politico-militaires, des génocides ou de la pauvreté.
L’actualité de ce questionnement pourrait être lue à l’aune de plusieurs mutations : l’inflation de l’économie spectaculaire, par la circulation décentralisée des images, concomitant de la crise du journalisme historique ; l’hégémonie de nouvelles visualités de la guerre, correspondant à une première rupture qui serait celle de la première guerre du Golfe, décrites en 1994 par McKenzie Wark comme télesthésiques, puis à une seconde rupture dans l’économie visuelle de l’imaginaire militaire post-11 septembre. La couverture médiatique des guerres devient, pour les états-majors, un paramètre stratégique de première importance. Les interventions américaines au Moyen-Orient mettent en scène des interventions non-létales, présentées comme thérapeutiques, tandis que les conduites réelles des opérations sont invisibilisées (Derek Gregory, 2008, Nicholas Mirzoeff, 2009). L’émergence du phénomène des journalistes couvrant les guerres depuis leur hôtel, diffusant les images fournies par les armées, images souvent produites à distance et par des armes dont la nature est double, à la fois outils de production d’images et instruments de destructions, entraînant un devenir-machine du regard. D’autre part, l’inflation de la représentation de figures contemporaines de pauvres, déplacés, migrants, non-citoyens, victimes de guerre, que Martha Rosler dans The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems (1974) critiquait déjà comme la «photographie de victimes » et que la théorie postcoloniale déconstruit aujourd’hui comme essentialisation des sujets photographiés dans un fatum et une distance allochronique. Cette fabrique de figures d’altérité (géographique, culturelle, temporelle, raciale, économique), tout particulièrement en Afrique, construit les sujets postcoloniaux photographiés comme substantiellement sous-développés (Homi Bhabha (1997), Jeremy Silvester et Patricia Hayes (1998), T.J. Demos (2011)). L’emploi de la notion d’afropessimisme par Okwui Enwezor (2006), quant à elle, poussera plus loin la critique de Susan Sontag faite au photojournalisme dans son fameux livre Devant la douleur des autres (2003), qui montrait comment la mise en spectacle de la souffrance et l’empathie face à la douleur des victimes effacent la dimension structurelle des relations d’exploitation et de domination. Le théoricien postcolonial Achille Mbembé utilisera le terme de pornographie de la pauvreté (2010), exacerbant les nécropolitiques africaines (2003).
Dans ce contexte, certains artistes inscrivent leur pratique critique dans une tradition du détournement ou de l’appropriation de l’imagerie de presse (Michal Heiman, Sean Snyder). D’autres choisissent de fictionnaliser les archives (Walid Raad/The Atlas Group, Joana Hadjithomas & Jhalil Joreige, Rabih Mroué). Dans sa série Attacks on linking – Photo rape, Michal Heiman collecte et intervient sur des photographies parues dans la presse israélienne, prises sans consentement des personnes photographiées, redoublant certains préjudices causés à des familles palestiniennes par l’armée israélienne. Les interventions graphiques de Michal Heiman suturent et révèlent la prédation visuelle inhérente à ces photographies de presse – qui rompent avec ce que la théoricienne de la photographie Ariella Azoulay appelle le « contrat civil photographique » (2008) – et que Michal Heiman va alors signaler et estampiller comme « viol photographique ».
Oliver Chanarin et Adam Broomberg, Renzo Martens, Alfredo Jaar, Phil Collins, John Smith incarnent davantage une figure de l’artiste en journaliste, en se rendant effectivement sur une zone de conflit, de guerre ou de perpétration d’un génocide. Ils se démarquent néanmoins de pratiques de « photoreportages d’auteur » supposées contrevenir aux codes dominants du photojournalisme, par leur subjectivisme (Antoine d’Agata, Stanley Greene) ou leur picturalité (Luc Delahaye, Jo Ratcliffe). Ils construisent plutôt une mise à jour de l’économie spectatorielle, des liens idéologiques entre production de l’image, de la vérité, construction médiatique des conflits politiques, architectonique du regard, relations d’autorité entre photographe et sujets photographiés, réification et construction d’une altérité culturelle. En 2009, avec un film intitulé Episode III – Enjoy poverty, pratiquant une stratégie de l’excès, l’artiste hollandais Renzo Martens endossait des habitus coloniaux, avec une emphase maîtrisée et livrait alors une déconstruction radicale des soubassements du photojournalisme humanitaire et de l’industrie de l’imagerie de la misère.
A l’inverse, l’antiphotojournalisme peut emprunter des stratégies de soustraction et les voies d’une photographie qui tendrait à l’inobjectalité : les « images latentes » (1997-2006) de la guerre civile libanaise de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, qui, existant à l’état de potentialité, peuvent être à tout moment actualisées, développées et révélées ; les mémoriaux minimalistes, oscillant entre visible et invisible, d’Alfredo Jaar pour ses propres photographies du génocide rwandais (Rwanda project, 1994-2000), d’images disparues (Lament of the images, 2002) ou de la célèbre photographie du photojournaliste Kevin Carter d’un enfant soudanais agonisant (The sound of silence, 2006). Enfin, en 2008, Adam Broomberg et Oliver Chanarin se sont rendus en Afghanistan sur la ligne de front au côté de l’armée britannique. En réponse aux évènements, des plus spectaculairement sanglants aux plus banals, et au lieu de sortir leur appareil photographique, Broomberg & Chanarin déroulaient un rouleau de papier photographique long de 50 mètres qu’ils exposaient à la lumière pour produire des photographies non-figuratives, des contre-images échappant aux spectaculaires photographies de guerre de rigueur (The Day Nobody Died).

MUTATIONS, PERSPECTIVES SUR LA PHOTOGRAPHIE
sous la direction de Chantal Pontbriand
Plateforme LIVRE
Avec la Fondation LUMA
Mutations, Perspectives sur la photographie, le livre, est structuré autour de quatre sections : Géographie / Technologie / Société et Médias / Corps.
Il offre des regards croisés sur des thèmes d’actualité, des artistes, le monde de l’art et les phénomènes sociaux. Visions du monde, manières de travailler, techniques et méthodologies qui se manifestent dans l’art comme dans l’usage vernaculaire du médium sont cartographiés et commentés par des critiques, des historiens de l’art, des collectionneurs, et, non moins par les artistes eux-mêmes.
MUTATIONS, PERSPECTIVES SUR LA PHOTOGRAPHIE, sous la direction de Chantal Pontbriand, préface de Julien Frydman, Steidl/Paris Photo, 2011, 416 pages, 60 auteurs, 391 images, disponible en français et en anglais, 28 euros.
https://www.amazon.fr/Mutations-Perspectives-photographie-Chantal-Pontbriand/dp/3869303573/
Avec les contributions de:
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