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Politiques du silence

Exposition des diplômés MO.CO. Esba 2021

Curateur invité : Aliocha Imhoff
Avec Guillaume BOILLEY / Mathilde CORBI / Kim DEPARTE / Flavien DESRAY / Galliane DIDIER / Lisa EMMANUELIDIS / Celia FAVARETTO / Diane GROSBOIS / Anaëlle GUILLERMONT-CANALE / Marine HAMON / Judith HASSINE / Noemi LANCELOT / Chia LEE / Rosalie MOREAU / Ema OLTRA-JANDRIEU / Matthieu RAMON / Madeleine TAIT-JAMIESON / Laura VIALLA / Lingjun YUE / Yang YUE

De l’équation inéluctable silence = mort au silence breakers des mouvements récents, les politiques énonciatives nous ont appris à nous méfier du silence, et à toujours, chercher à le rompre. Mais quand il ne se confond pas avec l’absence, le silence, peut parfois constituer de puissantes stratégies de résistance, d’une manière de se rendre ingouvernables à une manière de faire résonner autrement le silence qui nous constitue désormais comme sujets de l’Anthropocène.

Lieu : École Supérieure des Beaux Arts Montpellier Contemporain / 130 Rue Yéhudi Ménuhin, 34000 Montpellier
Du 26 juin au 11 juillet 2021

Vernissage le 25 juin, 16h à 21h.

https://www.moco.art/fr/exposition/politiques-du-silence

Politiques du silence

[Silence] is a presence
it has a history a form
Do not confuse it
with any kind of absence

Adrienne Rich, Cartographies of Silence, 19781

Rompre le silence

Lorsque le silence persiste comme symptôme d’un faire taire rien ne doit demeurer sous silence, à l’instar des silence breakers du mouvement #MeToo. Les personnes réduites au silence, en faisant la critique du silence, dévoilent les structures, décrivent les processus par lesquels ce silence s’est produit. Ce n’est pas seulement le contenu, mais aussi les mécanismes de régulation de la parole, les règles et les modèles de discours qui demandent à être remis en question, ceux par lesquels plusieurs cercles de silence se forment et se reforment, de l’impossibilité de dire à la complicité silencieuse de ceux qui savent.

Le silence apparait ainsi, d’abord, comme une forme d’oppression, d’effacement et d’annihilation, tandis qu’il nous faudrait poursuivre les efforts qui consistent, à célébrer la parole, les manières d’accéder à l’énonciation. Nous suivrions ainsi les pas des féministes radicales de couleur comme Audre Lorde qui nous enseignait que le silence « ne [nous] protégera pas »2 et que « le silence ne nous a jamais rien apporté de valable »3 ou de Cherríe Moraga qui écrivait que « le silence est comme la famine »4. Nous suivrions ceux qui nous demandent de briser le silence, ceux qui faisait du coming out le moyen privilégié d’accès à la légitimité sociale contre les épistémologies du placard5 qui façonnaient des vies publiques cachées. Nous suivrions l’équation inéluctable des activistes d’Act-Up, suivant laquelle silence = mort.

Cette articulation entre le silence et l’impuissance suppose ainsi un impératif politique, celui selon lequel transformer les conditions de son oppression demande à (re)trouver la voix.

Pharmakon démocratique

La prise de parole, sa célébration sans faille, apparait dans le même temps comme un pharmakon démocratique6, à la fois comme un remède et comme un poison, en ce que l’accès à la parole constitue l’exigence fondamentale de la démocratie – ce que Hannah Arendt appelait un « droit au droit » – tout en s’inscrivant dans des relations de pouvoir asymétriques. La représentation politique, c’est-à-dire la possibilité de constituer une parole unifiée, une parole politiquement audible et entendue, est le lieu premier de cette profonde ambivalence, dès lors que les représentants, en parlant « à la place de », viennent redoubler le silence des représentés. A cette ambivalence, s’en ajoute une seconde, en ce que la représentation construit la norme même du représentable de sorte que l’audibilité de la parole exprimée dans l’espace public dépend du degré de conformité à cette dernière. Dès lors, le silence peut être entendue comme une stratégie de résistance, comme manière de résister au processus par lequel la gouvernementalité émerge: une manière de se rendre ingouvernable.

Résistances silencieuses

Les théoriciennes féministes Sheena Malhotra et Aimee Carillo Rowe publiaient en 2013, une anthologie remarquable intitulée Silence, Feminism, Power: Reflections at the Edges of Sound7 dans laquelle celles-ci entendaient remettre en question la relation binaristique qui a été attribuée depuis l’Antiquité à la voix vis-à-vis du silence, de manière à fournir « un nouvel imaginaire sur la manière dont les espaces entre le silence et la voix pourraient être traversés » (ib.). Les auteures de cet ouvrage mobilisent ainsi les héritages qui ont fait du silence le lieu d’une agentivité et un site de résistance, du bouddhisme de Thich Nhat Hanh qui écrivait que « le silence vient de notre cœur et non de l’absence de parole » (ib. : 3) aux travaux de Keith Basso qui dès les années 1970 jetait les bases de la théorisation du silence, de la voix et de la culture dans le domaine de l’anthropologie8 ou de la cinéaste et poète Trinh T. Minh-Ha, qui en 1989, attirait notre attention sur « la suspension du langage » comme condition préalable à la connaissance de l’autre et qui écrivait que « le silence en tant que volonté de ne pas dire et en tant que langue propre a à peine été exploré »9. Ainsi écrivent-elles : « Comme les espaces entre les pas, ou le souffle dans le souffle, il y a une sorte de connaissance profonde et durable qui découle des espaces entre les mots, des espaces entre les silences »10.

Ainsi que l’écrit encore Sheena Malhotra, « les mots remplissent le canon occidental, la parole est valorisée : prenez position ; parlez, parlez, parlez ! ». Si la crainte de ne pas être entendue, d’être invisible est une crainte valable, il y aussi une injonction à devoir se dire. Le silence peut devenir un espace de résistance, dès lors qu’il se distingue des silences imposés, et qu’il ne se confond pas avec l’absence ainsi que l’écrivait la poète Adrienne Rich en 1978, «  Do not confuse it / With any kind of absence ».

Chaque année, le GLSEN (Gay, Lesbian & Straight Education Network) organise une Journée du Silence11 aux États-Unis. Chacun des participants gardent le silence afin de protester contre les discriminations à l’égard des minorités sexuelles. Cette manifestation remplace un silence forcé par un silence commémoratif choisi et fait du silence, une physicalité bien visible. Ainsi, le silence n’est pas l’opposition de la parole, mais plutôt une forme différente de discours, qui possède ses propres modes d’intelligibilité et sa propre grammaire. Le silence, comme le zéro en mathématiques est toujours une fonction.

Politiques de la nature, politique du silence

Aujourd’hui, le silence rencontre une étape supplémentaire. Avec l’ère de l’Anthropocène, c’est désormais la voix silencieuse du monde qui nous rattrape, si bien qu’il nous faudrait réapprendre à entendre ceux qui littéralement, ne parlent pas ou plutôt, ceux qui « conjuguent les verbes en silence »12 comme l’écrivait le poète Jean-Christophe Bailly. Ainsi nous faudrait-il enfin nous taire pour entendre ce que le monde lui-même a à nous dire. Devrions nous considérer le silence bruyant du monde comme une figure manquante dont la recherche continuelle de la voix est désormais, politiquement, nécessaire ? Nous faudrait-il désormais apprendre à traduire les silences et à écouter la non-parole ? La littéraire Marielle Macé postulait récemment que la parole étant « l’une des régions les plus polluées de la planète »13, seul les poètes, depuis leur audace à inventer des appareils phonatoires, syntaxiques, énonciatifs, sont à même d’accueillir de nouvelles voix ou plutôt « des voix non-voix, des paroles non-paroles, affrontant l’énigme qu’il y a, en fait, à parler » (ib.).

Le silence devient une puissance doublement paradoxale. Le silence est à la fois l’impossible voix des oiseaux comme expression politique, l’intraductibilité même de leur voix dans l’espace démocratique, tout comme il est celui de notre deuil collectif face au dépeuplement agraire, le silence pesant de cette absence déjà-là et à venir.

Or, si c’est désormais le silence, ce double silence, qui nous constitue comme sujet de l’Anthropocène, alors, c’est d’une politique du silence qu’il nous faut constituer dans les années à venir. Une politique du silence qui consisterait sans doute à refuser de rester silencieux face à l’urgence de se taire comme moyen de mettre fin au silence apparent du monde.

Aliocha Imhoff

février 2021

Remerciements : Nicolas BOURRIAUD, Yann MAZEAS, Marjolaine CALIPEL, Laëtitia DELAFONTAINE, Grégory NIEL, l’équipe technique et administrative de l’ESBA, MOCO.

Footnotes

  1. Traduit en français, Marie-Christine Lemardeley-Cunci, Adrienne Rich : Cartographies du silence, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1990.
  2. Audre Lorde, Sister Outsider: Essays and Speeches., Reprint, Berkeley, Calif, Crossing Press, 2007.
  3. Audre Lorde, The Cancer Journals, Penguin, 2020, p. 10.
  4. Cherrie Moraga, « La Guera », in : G. Anzaldua. , C. Moraga. This Bridge Called My Back: Writings by Radical Women of Color, 2nd edition, New York, Kitchen Table Press, 1983.
  5. Eve Kosofsky Sedgwick, Epistémologie du placard, traduit par M. Cervulle, Paris, Amsterdam, 2008.
  6. Pauline Julien, « Faire parler pour faire taire : les silences du consensus », communication dans le cadre du colloque interdisciplinaire Faire silence. Expériences, matérialités et pouvoirs, Marseille, 21-25 mai 2019, https://fairesilence.sciencesconf.org/271723.
  7. Sheena Malhotra et Aimee Carillo Rowe, Silence, Feminism, Power: Reflections at the Edges of Sound, New York, Palgrave Macmillan, 2013.
  8. Keith H. Basso, « “To Give up on Words”: Silence in Western Apache Culture », Southwestern Journal of Anthropology, 1970, vol. 26, no 3, p. 213‑230.
  9. Trinh T. Minh-Ha, « Not You/Like You: Post-Colonial Women and the Interlocking Questions of Identity and Difference. », in : G. Anzaldua (sous la dir. de), Making Face, Making Soul/Haciendo Caras: Creative and Critical Perspectives by Feminists of Color, San Francisco, Calif, Aunt Lute Books, 1990.
  10. Sheena Malhotra et Aimee Carillo Rowe, Silence, Feminism, Power, op. cit., p. 14.
  11. https://www.glsen.org/day-of-silence
  12. Jean-Christophe Bailly, Le parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois, 2013.
  13. Marielle Macé, « Parole et pollution », AOC media – Analyse Opinion Critique, 28 janvier 2021, https://aoc.media/opinion/2021/01/28/parole-et-pollution/.